Escale 1 – Vers un point de bascule ?
Compte tenu de l’accélération du moment, des multiples et terribles évènements internationaux, des aléas climatiques aux conséquences effrayantes, on mesure à quel point tout devrait nous inciter à l’humilité. Les temps incertains remettent en question les certitudes relatives au progrès permanent et à la croissance infinie. Individuellement, notre libre arbitre, notre capacité à façonner notre destinée, a ses limites. Nous sommes en interaction avec des contextes multiples qui ont des effets en retour sur les options possibles. Collectivement, nous mesurons les impacts, aujourd’hui visibles, de décennies de croissance à tout prix, indifférente aux multiples effets systémiques sur le monde commun. Nul n’est besoin d’être un expert du GIEC pour percevoir, à sa propre échelle, les limites de modèles délétères pour le vivant, sous toutes ses formes. On peut aussi se dire que nos grilles d’analyses doivent être réajustées quasi quotidiennement, que ce qui se disait il y a 10 ans n’a pas plus beaucoup ni d’intérêt ni de pertinence.
Pourtant, si on suit ce raisonnement, on va vite mettre au rebut des rayons entiers de nos bibliothèques pour nous connecter à la dernière vidéo en ligne qui capte l’air du temps, où chacun peut donner son opinion, alimentant la machine à rumeurs qui fait nos quotidiens. Et influence nos modes de vie. Donc, prudence avant de penser que tout est inédit (un mot très en vogue !). Il paraît important de positionner ces transformations dans un continuum, de replacer ces flux incessants dans l’histoire même récente. Qu’est ce qui demeure quand tout change ? Comment percevoir ces transformations silencieuses ? Qu’est-ce qui évolue en fond d’écran, là où personne ne regarde. Qu’est ce qui structure ces processus et comment les comprendre ? Et alors, parler de vies actives soutenables dans ce contexte, qu’est-ce que cela nécessite de prendre en considération ?
Une relecture récente de l’ouvrage d’André GORZ, Écologie et liberté (1977 !) démontre que les questions d’aujourd’hui préoccupaient déjà il y a des décennies. L’histoire même du « climatoscepticisme » devenu depuis « climatodénialisme » (écouter à ce sujet Dominique Bourg et Stéphane Foucard, 2024), donne des illustrations éclairantes sur la difficulté à faire advenir une conscience partagée autour des enjeux de survie. Et aussi que les réponses possibles, notamment en lien avec la question de la croissance, étaient déjà en débat depuis très longtemps. Plus près de nous, dans une intervention publique de 2019, le philosophe Dominique Bourg abordait le thème « Oublions nos rêves de croissance verte ». En l’écoutant à nouveau, je me suis dit qu’il suffisait d’actualiser les indicateurs statistiques relatifs aux évolutions climatiques, aux injustices sociales, aux coûts des extractions multiples (notamment de minéraux). Qu’après la poursuite de l’extinction des espèces, on pourrait y ajouter aujourd’hui celle des arbres : en effet, une espèce d’arbre sur trois est aujourd’hui menacée d’extinction, et on pourrait une fois encore montrer les effets délétères d’une croissance considérée comme la seule option viable. C’est que la courbe est la même mais que les limites sont bientôt atteintes. Le célèbre Donut de l’économiste Kate Raworth, mettant en image les différentes limites de la planète interrogeait déjà la possibilité de faire advenir une économie inclusive et durable. Certes nous commençons à mieux connaître tout cela et ce n’est pas parce qu’on le sait qu’on le croit ! Et surtout que l’on cherche à y faire face. Sur ce point, c’est surtout la conclusion de l’intervention de Dominique BOURG qui m’a interrogé. Pour éviter le désastre, il propose quatre directions et je trouvais intéressant de les formuler et de les commenter vues d’ici, aujourd’hui, 5 ans après !
1 – Maintenir un système terre accueillant pour le vivant.
Les multiples évènements climatiques des derniers mois (inondations, sécheresses, mégafeux, effondrements, ouragans, cyclones…), de plus en plus fréquents et intenses, atteignant des niveaux inédits pour reprendre le terme du moment, nous alertent.
Dans un article du journal du CNRS, La terre, un système en équilibre précaire, on mesure à quel point tout est connecté (écosystèmes terrestres et marins, calottes glaciaires, biodiversité, cours d’eau, océan…). Le système Terre est plus que jamais menacé par les activités humaines : hausse des concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, déclin de la biodiversité, pollutions des sols et des eaux, Alors, on a longtemps pensé que cela ne nous concernerait pas ..tout de suite. À l’échelle d’une vie humaine, les altérations dont il est question ne sont pas forcément perceptibles alors qu’à l’échelle géologique, tout se déroule à grande vitesse. Le passage rapide d’un état dit « normal » à un autre état « détérioré » se nomme « point de bascule ».
Développé à partir des années 2000, le concept de point de bascule se fait une place dans le vocabulaire : « L’idée est la suivante : lorsque le stress augmente dans un système, il ne se passe pas grand-chose, jusqu’à un certain point à partir duquel le système s’emballe et bascule vers un autre état », décrit Sonia Kéfi, directrice de recherche à l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier (Isem) et co-autrice du rapport Global Tipping Point paru en décembre 2023 à l’occasion de la COP28.
Cette notion de point de bascule, développée à partir des écosystèmes complexes, peut sans doute se décliner sur d’autres aspects de nos vies individuelles et collectives. Plus que la question des transitions, qui finalement aborde le passage d’un état à un autre, le point de bascule fait référence à une reconfiguration plus radicale, où les points de repères précédents ne sont plus adaptés. Une sorte de plongée dans l’inconnu ?
2 – Retrouver les liens profonds qui nous unissent au vivant.
Dominique Bourg montre l’impact des connaissances en physique de l’époque qui amènent à une distinction fondamentale entre les humains et la nature. « La nature serait un pur agrégat de particules matérielles extérieures les unes aux autres régies par des lois très simples. Ainsi comprise la nature n’a plus rien à voir avec les être humains. Elle nous serait alors totalement étrangère. » Or, l’Éthologie invalide cette différence de nature. Les travaux récents en biologie végétale montrent également que les plantes ne sont pas moins vivantes que les animaux, qu’elles exercent toutes les fonctions du vivant. Nous faisons donc un avec la nature ! Et il nous est nécessaire d’être en contact avec toutes les formes du vivant. Sur ce thème, les apports de l’anthropologie sont aussi manifestes, Philippe Descola bien sûr, qui explicite qui a inventé la nature ! Deux auteurs importants, David Abram notamment dans son ouvrage « Comment la terre s’est tue ?, et plus récemment Charles Stépanoff dans « Attachements » questionnent nos liens au-delà de l’humain. On peut également lier cette question aux apports d’Hartmut Rosa avec son concept de résonance, une nouvelle relation au monde comme remède à l’agitation perpétuelle et à la perte de sens. Et si nous avions perdu ces liens qui nous unissent au vivant tout simplement parce que nous utilisons tout ce qui n’est pas nous comme ressource (à exploiter) ou comme décor (pour nous servir de cocon) ?
3 – Remobiliser des petits projets collectifs.
Dans cette troisième direction, il évoque l’importance des projets à taille humaine et locale. Il cite notamment les coopératives et l’économie sociale et solidaire. Cela renvoie à cette capacité à exercer de la solidarité à une échelle visible, palpable et de faire ensemble l’expérience de la coopération au service d’un « nous » visible et potentiellement accessible. Mes expériences avec des chantiers d’insertion confirment cette importance de la dimension à la fois locale (des écosystèmes à taille humaine où des relations sensibles sont possibles) et frugales (faire avec les ressources disponibles). Face au diktat d’une croissance sans fin et gérée verticalement, plus que des modèles théoriques nous avons besoin de récits alternatifs qui peuvent incarner des projets à taille humaine intégrant pragmatisme, souci du bien commun et efficacité au service de tous et de tout le territoire. Et quand cela se fait, par exemple, dans un jardin partagé, on peut y voir une manière de chemin de traverse face aux impositions indiscutables du grand marché.
Et cela incite à la patience car on ne tire pas sur les légumes pour les faire pousser !
4 – Renouer avec la spiritualité pour surmonter l’obsession de l’accumulation matérielle.
On peut débattre sur la question de la spiritualité, sa définition, ses formes, ses symboles, ses icônes, ses dérives. Ce n’est pas ici mon propos. C’est plutôt questionner la consommation et ses excès comme ingrédient central d’une croissance infinie et, on l’a compris, délétère.
Pas besoin de théoriser, Alain Souchon peut suffire.
Le rose qu’on nous propose /D’avoir les quantités d’choses /Qui donnent envie d’autre chose /Aïe, on nous fait croire /Que le bonheur c’est d’avoir /De l’avoir plein nos armoires…
…On nous inflige
Des désirs qui nous affligent— Chanson d’Alain Souchon, Foule sentimentale, 1993
Si on va plus loin, on repère un système collectif qui a peut-être lui aussi atteint un point de bascule. Dominique Bourg y revient. Pendant les 30 glorieuses, le progrès considérable a eu des effets importants sur les modes de vie et le quotidien : accès aux soins, à l’hygiène, à l’éducation, à la consommation (l’après-guerre avait été un moment de grandes restrictions). Et puis, ce mécanisme s’est emballé. Ce qui correspondait à une réelle amélioration des modes de vie est devenu plus automatique voire compulsif. Avons-nous besoin de tout ce qu’on achète ? Le système peut-il continuer à fonctionner sans vendre ? Dans un article éclairant publié ce mois, « La consommation, du plaisir à la compulsion » (Revue Sciences Humaines N° 373 – Novembre 2024), Benoît Heibrunn montre la complexité du sujet : « La commercialisation d’absolument tout fait du marché une sorte de droguerie généralisée ».
A titre d’illustration, dans un dossier de Carenews sur la fast-fashion, L’industrie textile, qui pèse 3 000 milliards de dollars, a explosé ces dernières années. Et pour cause, entre 2005 et 2019, la consommation mondiale de vêtements a presque doublé, passant de 74 à 130 milliards d’articles vendus selon OXFAM. Pourtant, 80 % de ces vêtements finiraient à la poubelle selon l’association des Amis de la Terre, soit l’équivalent d’un camion benne de textiles jeté ou incinéré chaque seconde. Sait-on seulement l’eau nécessaire pour fabriquer ces vêtements ?
Anna, 21 ans aujourd’hui, est scandalisée à 16 ans par le gaspillage des tissus et décide de ne plus jamais acheter de vêtements. Et de les fabriquer elle-même à partir de chutes ou de fripes. Ce qui l’a amené à se former dans ce secteur et d’en faire son activité principale. Exceptionnel ? Marginal ? Dérisoire ? Naïf ? Qui le sait ? Chacun agit en fonction de ce qui lui paraît important.
Mais c’est une histoire qui peut rouvrir des possibles alors que tout incite au renoncement ou au déni.
Nous sommes conscients de ces points de bascule mais parfois démunis pour agir. Souvent parce que ce qu’on pourrait modifier ne nous semble pas à la hauteur des enjeux. Pourtant, si on reprend les quatre directions proposées par Dominique Bourg, et que chacun les traduit et les considère dans sa propre vie, peut être que le système, en mode pilote automatique aujourd’hui, centré sur le profit de certains, peut être modifié. Il suffit d’atteindre le point de bascule ?
Cet article a été publié également sur le blog personnel de l’auteur.