Vers un monde (in)habitable ?
Les multiples débats sur la « transition écologique » semblent aujourd’hui se focaliser sur quelques facettes : les solutions techniques, les coûts économiques individuels et collectifs, les injustices générées et les normes édictées. Plus généralement, le questionnement global et les enjeux d’habitabilité de la planète à terme semblent s’effacer des préoccupations et des agendas. Les reculs sur certaines mesures annoncées en sont l’illustration (par exemple la mise en pause du plan Ecophyto, qui doit fixer des objectifs de baisse d’usage des pesticides). On ne rejoue même plus le match fin du mois / fin du monde. Le résultat est posé. La fin du monde attendra. Et on verra bien !
Ces éléments se retrouvent dans les préoccupations des citoyens européens. Dans l’Eurobaromètre publié en décembre 2023, seules 16% des personnes interrogées évoquent le changement climatique comme l’une de leurs inquiétudes principales, loin derrière l’immigration (28%) et le niveau de vie (20%). Et cela a baissé de 6 points en 6 mois.
Au-delà de ce désintérêt (conjoncturel ? durable ?), plusieurs points nous semblent importants à souligner :
- Dans les médias et sur les réseaux sociaux, la question écologique est souvent traitée comme nécessairement contraignante (le fameux slogan en boucle d’écologie punitive), nécessairement génératrice d’un accroissement des inégalités sociales voire même antidémocratique. Ces récits dominants sont assez faciles à étayer : effectivement, les populations les plus impactées par le réchauffement climatique sont celles qui y contribuent le moins. La dernière publication de OXFAM est éclairante sur ce point.
- Par ailleurs, tendre vers une plus grande frugalité peut paraître légitimement insupportable pour des familles dont le mode de vie est déjà très impacté par l’inflation. Et comme dans toute situation de cette nature, trouver des boucs-émissaire est simple. C’est un art ancestral, planétaire, utilisant aujourd’hui des amplificateurs puissants que sont les réseaux sociaux.
Bien sûr, la question de la justice climatique est centrale. De même qu’il ne peut y a avoir d’écologie soutenable sans démocratie comme le précise la philosophe Joëlle ZASK. « Écologie et démocratie sont sœurs » dit-elle.
Si ces tensions se comprennent et se discutent, d’autres points sont plus inquiétants.
Ainsi, le développement actuel de ce qu’on appelle le Greenblaming a de quoi inquiéter. Les personnes qui se mobilisent pour défendre la planète et un mode de vie plus soutenable deviennent parfois des boucs émissaires. Cela se retrouve partout en Europe (par exemple la tension très vive aux Pays-Bas sur la question de la pollution à l’azote). La crise agricole, dans ses paradoxes mêmes, rend difficile un débat apaisé, génère des clivages et montre que la convergence d’intérêt devient difficile à trouver.
Pourtant, malgré cela, et les discours clivants, progressivement, chacun commence à interroger ses modes de consommation, de chauffage, de déplacements. Les enfants en parlent à leurs parents car petit à petit cette question imprègne les enjeux éducatifs. A tous les niveaux. Alors, si chacun s’interroge sur sa manière d’être au monde, de porter une attention à ce qui se dégrade (ou pas) sur notre planète commune, qu’en est-il du travail ? Se transforme-t-il ? Peut-on le transformer modestement tous les jours ?
Sur ce plan, il est important de repérer comment ces transformations sont appréhendées aujourd’hui, sur quoi l’attention se porte ?
Le travail se transforme au regard des enjeux écologiques : quelles approches de ces évolutions ?
Ces dernières années, on observe surtout deux grands champs de développement (et d’intérêt) :
- L’évolution des métiers et des emplois au regard de ces nécessités.
Les sources sont multiples. France Compétences vient de publier le guide des métiers émergents 2024 dans lequel on retrouve des métiers soit directement liés aux enjeux écologiques (Chargé de recyclage, Responsable en réduction de l’empreinte environnementale du numérique, Chef de projet en rénovation énergétique…) soit des métiers fruits de transformations significatives.
Ces métiers peuvent être totalement inédits ou correspondre à des activités connues mais axées sur une dimension environnementale. On parlera alors de verdissement. Dans le cadre de la planification écologique, la France trace des objectifs et une méthode sur ce sujet.
On peut également lire avec attention le rapport des Shifters qui s’intéresse plutôt à « Réussir la transition bas carbone de l’emploi » : 2 millions d’emploi transformés ; 800 000 amenés à disparaître ; 1,1 millions à créer auxquels il faut ajouter l’évolution de tous les métiers dans la prise en compte des enjeux écologiques.
Une note du CEREQ cherche à préciser les impacts du verdissement des métiers et de l’écologisation des activités.
Les sources sont aujourd’hui nombreuses mais elles axent souvent la réflexion sur les transformations inéluctables ou sur la nécessité d’accompagner les personnes en transition contrainte. Comme si tout cela était déterminé à priori et qu’il suffisait d’expliquer, voire de convaincre puis de former. Est-ce si simple et binaire ? Et qu’en pensent-les personnes qui travaillent ?
- L’évolution des entreprises au regard de ces enjeux.
Pour les entreprises, quelles que soient leurs tailles, cela peut concerner leur mode de production, leurs finalités, leurs produits et services, leurs ressources, leur mode de financement voire de management dans des démarches soit de type RSE soit directement liées à des labels environnementaux spécifiques prenant en compte ces dimensions. « Ecolabel, HQE, ISO… derrière ces termes techniques se cachent l’ensemble des démarches, labels ou certifications visant à inciter les entreprises à produire sans détruire l’environnement. » ….
Là encore on peut trouver toutes les situations entre des écoblanchiments évidents et des démarches soutenues et engageantes vers une entreprise plus régénérative.
Nous ne développerons pas ici cet aspect qui commence à être très documenté.
Un autre enjeu peu investi : concilier monde soutenable et justice sociale ?
Si ces approches (versus travail et métiers, versus entreprise) sont importantes, elles laissent de côté un certain nombre d’aspects qui conditionnent une prise de conscience plus large de toutes ces questions.
Notamment celle s’intéressant à l’articulation entre monde soutenable et justice sociale face à ces enjeux. Car comment concilier l’urgence des actions à mener ? On connaît aujourd’hui le fameux Donut de Kate Raworth, qui modélise l’espace juste et sûr pour l’humanité quitienne compte des limites planétaires (plafond environnemental) et des besoins fondamentaux des êtres humains (plafond social).
Si ce modèle est souvent présenté, il semble plus dédié à une démonstration de la complexité et de l’interdépendance des questions (ce qui est une excellente chose) qu’à l’action individuelle. Comme s’il ne concernait que les politiques, les grosses entreprises et les gouvernements. Comme si la complexité du problème ne nécessitait pas également des prises de conscience et des actions individuelles. Et que la désignation des responsables ne nous amenait pas finalement, nous simples citoyens travailleurs peu influents, à légitimer au quotidien le triangle de l’inaction conceptualisé par Pierre Peyretou.
Par ailleurs, en insistant sur la transformation des métiers et des emplois liés à ces évolutions (impacts écologiques, soutenabilité, arrivée en force des IA génératives), on présuppose une évolution non discutable, qu’il s’agirait d’accepter ou de refuser. Comme si les scénarios étaient déjà écrits et qu’il nous était seulement demandé de les accepter comme tels sans que chacun d’entre nous puisse avoir une latitude quelconque. En somme, nous risquons d’être dépossédés de dimensions qui font notre quotidien. Cette approche très verticale et experte est déjà en soi un obstacle au processus d’appropriation. De quoi discuter si rien n’est discutable ?
Nous voulons ici insister avec force sur plusieurs points :
- Si les scénarios modélisés sont inquiétants, ils fournissent des points de repère essentiels au service des actions collectives mais aussi individuelles. Des leviers existent que nous n’avons pas vraiment mobilisés. Entre la frugalité contrainte pour tous et la démesure de certains projets de greenwashing (par exemple le nouveau plus grand paquebot de croisière pseudoécolo), il y a un espace de débat, d’action et d’intervention publique et citoyenne.
- Il ne s’agit pas uniquement de convenir de la nécessité de ces transformations et de les accepter, il s’agit surtout d’en prendre une partie, même très modestement, en charge. Histoire de mettre du sien dans ces évolutions souhaitables.
Alors, si ces questions de soutenabilité deviennent moins prioritaires, sans doute est-ce lié au fait que l’on cherche à nous inciter à modifier nos comportements individuellement sans qu’à aucun moment nous puissions nous mêmes nous saisir, individuellement et collectivement de ces questions. Pourtant, chacun peut y contribuer sans être un activiste ou un militant.
Alors, transformer son travail ?
Dans un article de 2022, Sabrina Tacchini évoque avec à propos les six voies de parcours vers la durabilité. Nous renvoyons les lecteurs à ses travaux sur ce thème.
Nous voulons juste préciser ci-dessous quelques leviers d’intervention mobilisables par chacun de nous dans le choix et la conduite de sa vie professionnelle.
Changer de travail ?
On peut bien évidemment choisir une activité en lien avec la transition ou prenant en compte les questions de durabilité. On peut aussi envisager une reconversion dans ces métiers ou plus spécifiquement créer une entreprise qui contribue à un monde plus soutenable. Les initiatives ne manquent pas : finance solidaire, énergies renouvelables, solidarité et entraide, économie circulaire….
Agir de l’intérieur au quotidien ?
Mais il peut être aussi difficile de changer de travail. Parfois pour des questions de situation matérielle, parfois aussi parce qu’on aime ce qu’on fait, ou qu’on est lié à son entreprise. Ou pour toute autre raison. Alors on peut choisir d’intervenir pour que cette entreprise prenne en compte ces questions de soutenabilité (approvisionnement, gestion de l’énergie ou des déchets, accompagnement et formation interne, dialogue sociale, choix de labellisation, RSE…). Depuis quelques mois, on voit apparaître de nombreux articles autours des écotafeurs. ces salariés qui veulent accompagner les questions de transition écologique de l’intérieur. Et ce mouvement social, confidentiel depuis 2018, commence à prendre de l’ampleur, notamment parce qu’il s’articule assez souvent avec les démarches RSE. Cette démarche montre bien que chacun peut également, à sa mesure décider et prendre des initiatives.
Vivre autrement ?
Parfois, bifurquer, créer une activité, démissionner, agir dans son entreprise sont difficiles voire impossibles. Or, le travail n’est pas facultatif. Alors, les implications peuvent prendre d’autres voies. On peut entreprendre des reconfigurations individuelles, familiales ou collectives, d’être au monde : comment on achète ? Qu’est-ce qu’on achète et à qui ? Comment on se nourrit ? Comment on se déplace ? Comment on intervient dans la cité ? C’est aussi remettre le travail à sa juste place dans le monde d’ici et maintenant ? Avoir un travail qui a du sens est une formule consensuelle, mais facile et éculée, et qui ouvre de nombreuses questions en termes d’équité et de justice sociale.
Bien sûr, je peux avoir la possibilité d’exercer une activité où je peux contribuer directement à un monde plus soutenable et juste. Mais ce n’est pas qu’une question de volonté, c’est aussi une question de situation. Alors, si je veux contribuer à une planète hospitalière, soutenable et habitable, chacun peut trouver des voies singulières.
Les liens entre écologie et justice sociale commencent à être étudiés. Dans un article récent publié dans AOC, Récit écologique et conditions de vie, les auteurs reviennent à propos sur cette tension entre écologie et justice sociale : « Peut-on attendre des ménages dont l’empreinte environnementale est déjà faible une conversion écologique aussi profonde et radicale que pour des ménages plus aisés qui contribuent de manière disproportionnée aux dégradations environnementales et climatiques à l’œuvre ? Et plus loin : « On le voit, ce n’est pas seulement une question de récit alternatif, de conviction ou de responsabilisation individuelle, c’est aussi un enjeu collectif que l’on réduise ces inégalités structurelles afin que la responsabilité soit endossée et acceptée par tous… ».
« Pour changer les pratiques, il faut d’abord agir sur les conditions – sociales, économiques, infrastructurelles, légales et culturelles – qui structurent ces pratiques. »
Ainsi, on voit apparaître partout des initiatives qui cherchent à concilier initiatives individuelles et politiques. Par exemple, la Chercheuse Yamina SAHEB, membre du GIEC, lance son Laboratoire Mondial de la Sobriété.
On voit dans les quelques éléments précisés ci-dessus à la fois la complexité de la tâche mais également la nécessité de concilier les leviers d’action, en évitant de faire porter une responsabilité insupportable et injuste sur les seuls individus. Chacun peut s’y investir à sa mesure.
Ainsi, modestement mais avec persévérance, depuis septembre 2023, nous avons initié un groupe national « Green Guidance – vers des vies professionnelles soutenables » qui explore et documente plusieurs sujets.
Le monde du travail (emplois, métiers, contextes de travail) : comment cette dimension est-elle abordée et prise en compte ? ; Les parcours professionnels : quel est l’impact des préoccupations environnementales sur la conception des vies professionnelles ? Quelle est la place de la réussite individuelle au regard des enjeux collectifs, inclusifs et planétaires ? ; L’accompagnement des personnes : quelle prise en compte des enjeux de soutenabilité et de justice sociale dans l’activité de conseil et d’accompagnement des personnes ? Quelles conséquences en termes de posture, d’éthique, d’outils et de méthodes ?