Travailler demain : vers des vies actives contribuant à un développement durable, équitable et humain ?

L’aspiration d’une partie de la population active à changer de travail, à évoluer professionnellement, à donner un nouvel élan à sa carrière, à se reconvertir (les formulations sont nombreuses et pas toutes synonymes), apparaît en bonne place dans les sondages ou études diverses. Même si les données quantitatives sont fluctuantes et les résultats parfois paradoxaux, on peut assez vite s’entendre sur le fait que le travail est en question. Le phénomène déjà évoqué ici de grande démission ou les multiples impacts de la période Covid n’ont fait qu’amplifier des interrogations qui nous concernent tous. Le décalage entre intentions de politique publique, marché du travail et aspirations individuelles et collectives, évidentes dans le conflit sur les retraites, amplifie l’opacité. Alors, viser un job qui prenne en compte ses impacts sur notre monde commun et l’ensemble du vivant, cela peut avoir tout l’air d’une utopie pour asseoir notre bonne conscience ou un vœu pieu de théoriciens décalés du réel. Y a-t-il la possibilité d’une Green Guidance comme nous avons cherché à l’explorer dans un précédent article ? Il suffit parfois d’une simple attention à ce qui se dit et ce qui se vit pour percevoir un mouvement, un léger frémissement, une transformation silencieuse mais réelle. Nous sommes nombreux à ne pas être indifférents à ces questions. Formulé autrement, pour certains professionnels, ce n’est plus possible de faire comme si nous n’étions pas concernés. Nous le sommes. Ainsi, je fus un peu dépité de voir s’enchaîner sur une chaîne d’information continue les images bouleversantes des destructions de la guerre suivies d’une interview d’un salarié très fier de voir repartir dans son entreprise française la fabrication d’obus. Rien de bien nouveau. L’industrie de guerre a toujours bien fonctionné en France même pendant le Covid. Mais il y a des simultanéités d’images et de propos qui sont déconcertantes voire douloureuses.

Changer de voie ?

Alors, j’ai envie de vous parler de Léo, de ses questionnements et dilemmes. Léo est un professionnel, la quarantaine, salarié en tant que technico-commercial dans un groupe de menuiserie industrielle. Quand je commence à échanger avec lui, il vient de fêter ses 10 ans dans cette entreprise et jusqu’à présent, il vantait plutôt les avantages de son travail : bonne ambiance, salaire intéressant au vu des commissions possibles, un contenu professionnel très technique qui l’a toujours passionné, des évolutions possibles. Pas réellement une personne dont on aurait pu anticiper le blues et la quête d’ailleurs. Sentiment de routine, lassitude du quotidien, besoin de défis ? Léo n’est pas la personne à se plaindre de difficultés au travail ou de pressions dont il serait l’objet. Non. Ce n’est pas cela. Tout irait plutôt pas mal de ce côté-là et il n’a personne à incriminer. Et pourtant, il envisage de changer de voie.

Alors, je l’interroge sur sa situation et sur ce qu’il envisage. Il échange avec moi selon un mode un peu déconcertant. Il a pris l’habitude depuis quelques mois de conserver des dépêches ou articles de presse et me les envoie régulièrement avec quelques commentaires. Il commence toujours ainsi : vous avez vu cela ?

Là, dernièrement, il m’envoie cette annonce d’un numéro spécial : « À l’heure du dérèglement climatique, comment nourrir 8 milliards d’humains sans détruire la planète ? Les réponses sont multiples. Du Japon à la Tunisie, la question de la souveraineté alimentaire est devenue centrale. Partout, la lutte contre le gaspillage est une priorité ». Et quelques jours après : « Dans une dépêche de l’AFP, le chercheur américain Ben Goertzel affirme : « Avec l’arrivée prochaine de nouveaux systèmes du même type que ChatGPT, je pense que 80 % des emplois occupés par des humains pourraient devenir obsolètes. Mais je ne vois pas ça comme une menace, mais comme un avantage, explique-t-il. C’est une bonne chose. Les gens vont trouver de meilleures choses à faire que travailler pour gagner leur vie. Pratiquement toutes les tâches administratives pourront être automatisées ».

Des interrogations multiples sans réponse simple

Il fait fréquemment référence aux impacts de la situation actuelle sur son travail (difficulté à avoir des pièces détachées, envol des coûts de matières premières, perte de clientèle, pression sur les prix, envahissement de normes contraignantes perçues comme absurdes). Mais surtout il est très préoccupé de l’impact climatique de son travail. Et il précise. « Avant cela m’était totalement indifférent de savoir d’où venaient nos produits et encore moins comment, par qui et avec quoi ils étaient fabriqués. On cherchait un prix et une conformité qualité avec un tampon : point. Le reste ne nous concernait pas. Aujourd’hui, j’ai des adolescents à la maison et toutes ces questions les préoccupent aussi, même si nos paradoxes de consommateurs sont nombreux. »Et puis il rajoute : « J’ai lu cela ce matin : « Les munitions font partie des grands enjeux de la défense française. En 2023, 2 milliards d’euros de commandes publiques seront consacrés à la reconstitution du stock. » Cela, c’est dans la presse quotidienne. Juste à côté des photos des bâtiments détruits en Ukraine. »

Et là, vous avez lu cela ? : « D’ici aux années 2030-2035, le réchauffement climatique atteindra 1,5 °C par rapport à l’ère pré-industrielle, ont confirmé lundi 20 mars les experts du Giec dans leur nouveau rapport de synthèse, la somme des neuf dernières années de recherche représentant le consensus scientifique le plus à jour sur le climat. »

Et il poursuit ainsi : « j’ai fait la liste des incertitudes qui impactent nos vies professionnelles : j’ai le sentiment que cela va de plus en plus vite et que l’avenir est pour le moins opaque même si je veux rester optimiste. Chacun y va de ses prophéties… Alors, changer de voie ? Trouver une voie ! ».

Dans l’échange, nous essayons de préciser avec Léo ce que sont les paradoxes et tensions du moment : chaque jour de nouvelles informations obscurcissent l’avenir mais surtout risquent de nous tétaniser : que faire ? Par quoi commencer ? ; Les difficultés de recrutementpartout dans le monde sont un indicateur parmi d’autres d’une désynchronisation entre des modèles économiques fondés sur la croissance infinie et les aspirations individuelles de qualité de vie mais également de respect du bien commun ; La période Covid a amplifié et aidé à une conscientisation de ces paradoxes. L’arrêt a amené nombre d’entre nous à interroger le sens de notre travail et notre contribution au monde commun ; la perspective d’un emploi durable n’apparaît plus ni comme crédible ni comme mobilisatrice. C’est bien la question de la soutenabilité qui s’invite dans les débats ; la question du sens et de l’impact du travail n’est plus un simple débat de nantis : elle traverse toutes les sphères sociales et ouvre des interrogations vertigineuses.

Léo précise : « Vous voyez, j’ai aussi le sentiment que mes questions sont celles d’un privilégié. Pour nombre de personnes aujourd’hui, la hausse des prix de l’alimentation et la difficulté à se loger et à vivre correctement est prioritaire. Je me sens à la fois inquiet, démuni mais aussi parfois coupable. Que faire ? Plus on augmente les contraintes et les restrictions, plus le risque est que cela impacte les populations les plus exposées. »

Et là, Léo me transmet un tableau qui précise « qui pollue et réchauffe le climat ? » ; et qui en paie le prix ? : « Les ménages situés parmi les 10 % les plus riches émettent 40 tonnes d’équivalent CO2par ménage et par an en moyenne en France, contre 15 tonnes pour les 10 % les plus pauvres selon l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Le mode de vie des plus aisés produit 2,7 fois plus de gaz à effet de serredans l’atmosphère que celui des plus défavorisés et contribue donc beaucoup plus au réchauffement de la planète publié par l’observatoire des inégalités.

Développer des vies actives contribuant à un développement durable, équitable et humain ?

Cette formulation est empruntée à Jean Guichard et au contenu d’une de ses conférences en 2018. La situation de Léo illustre ces dilemmes et enjeux. Il est dans un ensemble de questionnements à la fois liés et contradictoires. Un peu comme le monde, mais à son échelle d’individu. Dans un moment de doute, il m’envoie un bref message avec ce mot.

Vous avez lu le livre de Pierre-Henri Castel, Le mal qui vient ? « Le temps est passé où nous pouvions espérer, par une sorte de dernier sursaut collectif, empêcher l’anéantissement prochain de notre monde. »  Léo précise : C’est flippant ! En somme, puisqu’il est trop tard, c’est après moi le déluge !

Un peu plus tard, il me téléphone car il a rencontré un spécialiste du développement de carrière qui propose de l’accompagner. Il s’interroge sur la suite à donner et il le dit en ces termes.

« Rien à dire. C’est un super professionnel, attentif et qui cherche à m’aider. Sauf que je ne l’aide pas vraiment. ».  Quand je cherche à savoir pourquoi, il me répond : « J’ai du mal à répondre à ses questions. En effet, je n’ai pas la moindre idée de ce que je veux faire après ce job. Et en plus, je suis plutôt bien dans mon travail. J’ai l’impression que cela ne rentre pas dans les cases attendues. »

Comme la situation de Léo me préoccupe et que je vois son inquiétude augmenter, j’essaie avec lui de clarifier ce qui peut l’être et de mettre de côté les impasses de questionnement.

Sortir des impasses de questionnement qui tétanisent

Léo exprime assez vite que la question : quoi faire d’autre ? est la plus difficile. Celle qui l’a tétanisé pendant plusieurs mois.  Les réponses possibles apparaissent comme la résultante d’un ensemble d’explorations multiples tous azimuts. Donc on neutralise cette question, on la diffère. Il se lance alors dans une sérendipité fatigante (de liens en liens, chaque ressource renvoyant à une nouvelle ressource) mais en même temps indispensable pour s’affranchir de ses propres limitations en termes de connaissances. Inspirons-nous et on verra ce que cela ouvre, me dit-il.

On convient ensemble qu’il serait peut-être plus utile de définir les contours et critères d’une activité contribuant à un développement durable, équitable et humain ? Dans un premier temps, on se demande si cela existe et si oui comment les trouver : c’est la première étape de notre réflexion. Elle n’est pas très simple car il n’y a jamais d’activités qui cochent toutes les cases. Puis vient l’idée centrale d’un compromis, d’une négociation possible dans le cours du travail qui apparaît essentielle. « Je peux accepter des paradoxes, des contradictions si j’ai le sentiment de pouvoir contribuer à les réduire…. » me dit-il ? « Ce n’est pas forcément une activité verte qui m’intéresse mais plutôt un ensemble d’activités ou un projet qui puissent avoir un impact collectif positif, même modestement. »

Aujourd’hui, Léo a avancé. Il a pris un temps partiel dans son entreprise et cherche à développer un projet qui lui tient à cœur : concevoir et développer des formes d’habitat mobiles en matériau 100% recyclables. Il me précise qu’il a mis un an à le construire mais que surtout c’est le 3ième projet (les deux premiers ont été abandonnés en route). Il a exploré pendant plus d’un an tous les réseaux susceptibles de l’aider. Une longue recherche où il a trouvé lui-même toutes les ressources informatives et tous les contacts utiles. Étrangement, alors qu’il a exploré la planète entière via le web, c’est avec un de ses clients qu’il s’est associé. Il me parle surtout des rencontres qu’il a faites et de ce que cela lui a ouvert comme perspectives.

A un moment, il me dit : « j’ai cherché à me faire aider et j’ai rencontré des spécialistes : de la création d’entreprise, de l’orientation, des métiers de la transition écologique, des dispositifs de formation…mais j’aurais plutôt aimé avoir un soutien pour l’exploration. Vous ne pouvez pas en parler à vos collègues conseillers ? Il y a quelque chose à imaginer comme service et appui pour les personnes dans ma situation. Je crois que nous allons être nombreux. »

Impacts sur l’accompagnement des personnes en transition ?

Nous avons de très nombreux exemples de situations ou d’initiatives semblables. Si on remet les choses en perspectives du côté de la « Green guidance », on voit bien que cela ne peut se réduire à analyser les métiers (une liste de métiers de la transition ?) ou à évaluer les entreprises en termes d’impacts climatiques. On peut le faire, on le fera et cela pourra être très utile (je m’interroge d’ailleurs sur le score de notre fabricant d’obus !).

Mais cela suppose de concevoir d’autres modèles d’intervention et d’appuis qui :

  • Dépassent la question des métiers (qui sont des agrégats hétérogènes et qui n’indiquent pas toujours clairement les situations de travail réelles)
  • Qui intègrent la question de la soutenabilité et de l’éthique de ces activités (même si on peut être agacé par la valorisation et le marketing autour de ces pépites de l’entrepreneuriat à impact).
  • Qui posent la question du sens du travail non pas comme un lien sens / métier défini par la personne à priori mais comme une construction en situation. Le sens n’est pas prédéterminé par l’intitulé du métier : il est une interaction à construire en contexte et va bien au-delà du métier.

C’est bien la manière d’habiter la terre et de façonner son emploi qui seront au cœur de nos réflexions collectives. Un travailleur social, comme un usineur ou un charpentier peuvent défendre un travail à impact positif. Chacun avec les contraintes qui sont les siennes et le jeu qu’il lui est possible d’avoir dans son organisation.

Les professionnels du conseil et de l’accompagnement sont plus ou moins sensibilisés à ces questions. Ce qui signifie que cela reste des choix personnels. Or, la question de la prise en compte de la dimension environnementale des choix de carrière n’est dans aucun référentiel. Peur de normer encore plus ? D’attenter à la fameuse liberté de choix individuel ? Ou tout simplement par une difficulté à se saisir de la question ?

Alors nous poursuivrons cette réflexion sur la « Green Guidance » dans un prochain article à partir de l’expression des professionnels sur ces questions. Dérisoire ? Trop tard ? Trop compliqué ? Oui, sans doute un peu tout cela, mais pourtant tellement nécessaire.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *